Affreux Jojo !


Quand j'ai rencontré Jojo la première fois, je l'ai trouvé laid et court sur pattes. Il avait la queue basse et souffrait d'une vilaine maladie de peau qui le faisait peler. Son ventre blanchâtre était maculé de taches noires.

Il accusait son âge, aggravé par l'usure de longues années d'instruction; on n'osait pas demander combien d'heures de vol il avait.

Quelques semaines plus tard, au rythme des "coupé/injection/contact sur 1" du démarrage à la main, au gré du roulage sans frein, nous étions devenus inséparables.

Jojo et moi partions gaillardement à l'aventure, revenions soûlés de bruit, de fureur et d'odeurs. Un plein à ras, et l'essence vous fuyait sur les cuisses. Quelques turbulences, et vous vous retrouviez catapulté de deux ou trois cents pieds. La radio ne marchait jamais, la manette des gaz s'alanguissait, le compas s'égarait de quelques dizaines de degrés. La boule flottant dans le réservoir se bloquait parfois, nous condamnant à des longs débats. Rentrera, rentrera pas ? Avec Jojo, on ne s'ennuyait jamais. L'été, on volait sans verrière. Les cartes s'envolaient.

Un jour je dus abandonner Jojo. Ce fut déchirant. J'échangeai l'aventure contre le confort d'un habitacle relativement insonorisé, d'un démarreur électrique, d'une paire de volets et d'une roulette de nez. Je grillais Jojo en vent arrière, alors qu'il emportait des rivales vers d'autres cieux, et je me consumais de jalousie.

Le temps fit son oeuvre, je continuai ma route et j'oubliai Jojo.

Quelques années plus tard, nos chemins se croisèrent de nouveau. Je dois avouer que je pâlis légèrement en le retrouvant, si dépouillé et pathétique comme un vieux beau qui essaye encore de séduire. Comment pouvait-il encore avoir envie de voler ?

J'ai caressé le bord d'attaque râpé, j'ai attrapé les cales qui traînaient.

"Coupé ?" " Coupé !"

"Une injection ?" "Une injection !"

"1 cm de gaz ?" "1 cm de gaz !"

"Contact sur 1 ?" "Contact sur 1 !"

Le premier tour d'hélice a balayé toutes ces années qui nous avaient séparés. Manche calé en arrière, j'ai pédalé sur les palonniers. On a décollé sur la première bosse venue.

Et il n'y eut plus rien d'autre que le ciel, les nuages et nous.

Anne-Céline (juin 1998)